Je viens de recevoir les photos prises par Patrick du dernier passage d'Elliott Murphy au New Morning, et même si cela date de plus de deux semaines, le fait que ces deux heures et demi aient constitué l'un des moments musiques les plus magiques de ce début d'année m'autorise, je pense, à revenir dessus (et puis, après tout, je fais ce que je veux ici, je suis chez moi, non ?).
Flashback, donc...
"Ce soir, c'est l'anniversaire d'Elliott, et cela
doit lui faire 58 ans. D'ailleurs, Elliott, que je n'ai pas vu sur scène depuis
quinze (15 !) ans a pris un léger coup de vieux : envolé le diaphane poète
romantique dont le souffle inspiré avait accompagné mieux que nul autre nos
premiers amours, c'est un homme mûr, sec et bodybuildé qui monte sur la scène du
Bataclan - soit quand même l'une des trois salles au monde qu'il préfère,
d'après Vincent, notre expert en Elliott Murphy. Passé le choc des années (nous
n'avons nous mêmes pas rajeuni... même si cela fait plaisir de se retrouver en
petite bande au premier rang comme naguère - où étais-tu, Gilles, et comment
as-tu pu manquer cette soirée enchantée ?), force est de constater que notre
homme n'a perdu ni sa légendaire élégance, ni son inspiration : car si les
disques qu'il sort depuis une vingtaine d'années sont bons mais pas
indispensables, la musique que Murphy et Olivier Durand - son acolyte chaleureux
et réjouissant depuis 1998, avec ses poses de guitar hero à la fois désuètes et
charmantes - nous livrent ce soir brille toujours comme les lumières de la nuit
de 1974.
Deux heures et demi plus tard, fourbu mais heureux, je me dis que j'ai vu mon plus beau concert depuis des lustres, comme si quelque part la générosité et la fougue du Rock avaient été conservées intactes dans le coeur de ce diable d'homme, qui se prétend en riant bien plus fort que Jim Morrison ("Il était fort, Jim Morrison, il est venu à Paris en 1971, et il est mort au bout de quelques mois... Moi, Elliott Murphy je suis ici depuis 1990 et je suis toujours VIVANT !!!!"). Le concert commence en douceur, avec les deux guitares acoustiques de Murphy et Durand qui tricotent cette jolie - et efficace - complicité qui sera l'épine dorsale de la musique pendant toute la soirée : c'est une nouvelle chanson que je ne connais pas, c'est très beau et émouvant, mais une pointe d'inquiétude me saisit... Les autres musiciens entrent en scène (le légendaire Kenny Margolis aux claviers et à l'accordéon - flashback perso sur les beaux albums de Mink Deville ! -, Alan Fatras à la batterie et Laurent Pardo à la basse et au "trimaran électrique" - dixit Gilles), et me voilà rassuré : cette soirée va être électrique. A partir de là, chaque morceau va être interprété avec une fougue quasi juvénile, transcendé par la voix toujours poignante de Murphy, les solis souvent inspirés d'Olivier Durand, et, surtout, une volonté d'extraire une sorte de jouissance rock'n'rollienne de chacune des compositions. Il me faut d'ailleurs mentionner ici "la claque" de fans transies d'Elliott débarquée de Barcelone, qui mettra le feu à la salle sur les plus beaux morceaux, et enrichira même la musique régulièrement de choeurs somptueux : on est quelque part entre le rituel maniaque du "Rocky Horror Picture Show" - voir les bulles de savon que les Espagnoles soufflent sur la salle - et l'adoration aveugle que les vraies rock stars - pas les clowns du top 50 - génèrent chez ceux dont leur musique a sauvé la vie.
Quasiment donc aucune baisse de tension en près de
2 heures 30 (!), sans doute parce que, avec 19 albums à son actif, Elliott peut
se permettre de ne jouer que des chansons extraordinaires : au delà de nouveaux
morceaux accrocheurs dès la première écoute (surtout le commercial "A Touch of
Kindness" et le morceau-titre du nouvel album "Home Again"...), on s'extasiera
particulièrement sur le récent et soufflant "Green River", sur une version
tendue et intense de "You Never Know What You're In For", sur un sublime
"Diamond by the Yards" qui m'a littéralement mis les larmes aux yeux, ou sur "On
Elvis Presley's Birthday" qui reste sans doute, n'en déplaise aux beaufs qui
réclamaient à corps et à cri "Rock Ballad", le morceau le plus poignant - et sans
doute le plus littéraire - que Murphy ait écrit. Côté reprises, un blues
rigolard de Robert Johnson ("Robert Johnson est mort empoisonné par un husband
jaloux, c'est pour cela que je fais goûter ma nourriture par Olivier..."), et
surtout une version électrique et radicalisée de "L.A. Woman", qui permet au
fiston, Gaspard, 16 ans ("non mais la musique c'est bien, mais il faut qu'il ait
le Bac d'abord..") de nous faire son numéro de guitar hero à lui (solos
hullulants, grimaces de hardeux, guitare jouée à l'envers derrière la tête comme
Hendrix, on croit rêver !), à la grande fierté de daddy. A ce stade, le bisou
paternel qui claque sur la joue de Gaspard fait vibrer le coeur des papas et
mamans plus que quadragénaires qui constituent la majorité du public ce
soir.
Mais comme même les meilleures choses ont une fin, même si Murphy a l'air profondément ému par les Happy Birthday chantés par son fan club espagnol, et nous confiera que, "même s'il est bon pour écrire des chansons tristes, il est heureux de son journey, depuis le New York du CBGB et du Max's des années 70 jusqu'à Paris, qui est aujourd'hui SA ville", il nous faut nous quitter : sur un "Come On Louann" réjouissant et pogoteur (Murphy fait alors vingt ans de moins), puis, à la satisfaction des beaufs du fond de la salle, sur un "Rock Ballad" épuré et très émotionnel. Elliott nous remercie pour ces 35 dernières années de joie, mais, au fond de mon coeur, c'est moi qui le remercie pour m'avoir prouvé ce soir, encore une fois, que le rock'n'roll ne meurt jamais, pas plus que l'amour.
Nous sommes rentrés chez nous le coeur au chaud, et lui a sans doute remmené Gaspard pour retrouver Françoise."