Growing Old in Public.
Elliott Murphy aura 60 ans dans deux jours et son rituel concert
"d'anniversaire" au New Morning tient cette fois d'une vraie fête
d'anniversaire. Car la famille est là : il y a Gaspard, le fils prodigue qui se
rêve en guitare hero, comme à chaque fois, sur scène, et il est devenu un homme,
il ressemble un peu à son père, aussi mignon que le Murph pouvait l'être quand
nous étions encore adolescents, quand nous nous croyions - quelle arrogance ! -
la nouvelle "Lost Generation", quand nous chantions Hollywood
("Hollywood / You gave me the best / I got this soundtrack of violence and sex /
And now I don't know who to be / Cause every time I look in the mirror I see
some movie star / You know it just doesn't look like me") ; il y a sa soeur,
venue tout spécialement de New York pour le Big 6.0. de son "baby brother"
qu'elle se souvient avoir entendu chanter dans sa chambre quand il n'avait
encore que douze ans ; il y a Françoise, sa femme, qui sort de l'ombre pour
interpréter - juste pour lui - la petite chanson d'amour de Marylin à JFK
("Poutoupidou !") ; il y a le Père, dont l'ombre plane sur tant de ses chansons,
décédé alors qu'il était encore enfant, et avec lequel il parcourt éternellement
dans une cadillac rutilante les rues d'un New York qui n'existe plus, le jour de
l'anniversaire d'Elvis (On Elvis Presley's Birthday, toujours la
chanson la plus bouleversante que Murph puisse interpréter sur
scène).
Mais il y a aussi les amis
: Ernie Brooks, qui a enregistré un très beau message vocal diffusé dans un
silence religieux ; Kenny Margolis, qui a écrit de New York que Gaspard lira au
micro ; Olivier Durand, le seul guitariste de génie que la France ait eu - pour
le moment - (son solo sur Rock Ballad, parmi tant d'autres, a été un
Everest de sensibilité et de puissance retenue), le "partenaire" qui nous
offrira le plus fort moment d'émotion de la soirée en n'arrivant plus à
contrôler ses larmes... Et puis il y a nous, les fans, le public, que Murphy
appelle, sans démagogie tant son beau visage ruisselle littéralement de bonté et
de reconnaissance à ce moment-là, son "trésor". Le New Morning est plein pour
fêter la soixantaine du plus beau des baladins des 70's, et sans doute faire le
deuil somptueux de toutes ses illusions : comme l'écrit Ernie Brooks, citant le
poète : "Tout ce que nous pouvons souhaiter au final, c'est un peu de bonheur
décent", et cette soirée, parfaite, sera exactement ça, 3 h 05 de "bonheur
décent", ou même un tout petit peu plus.
Le New Morning est donc
plein de la famille, des amis et du public d'Elliott Murphy, et il y règne une
atmosphère étrange de fête de famille ; il y a donc eu tous les discours,
touchants ou ridicules, qui ont embarrassé "l'anniversariant", comme il se doit
; il y a même eu les cadeaux : on avait organisé pour le premier rappel des
pancartes, que tout le public a brandi d'un coup, portant les noms des musiciens
qui ont joué avec le Murph ("Jerry Harrison", "Brian Ritchie"...), de ceux dont
il a croisé la route ("Patti Smith" - brandie fièrement par Patricia à mes
côtés), mais aussi de ses nombreuses références (à ma droite, une belle femme
d'une cinquantaine d'année portait : "Gatsby". Le Murph est d'ailleurs revenu au
dernier rappel avec un étonnant t-shirt "The Great Gatsby / F. Scott
Fitzegald"...). Le cercle de l'anniversaire se voyait donc élargi à tout ce
monde imaginaire des poètes, des artistes, mais aussi des "beautiful
losers" dont Murphy s'est toujours réclamé, et leurs fantômes se penchaient sur
lui et sur nous avec une douceur exquise : logiquement, le concert s'est conclu
sur une version unplugged de Anastasia, les fans faisant les "ouh ouh
ouh" tous doux qui conjurent le spectre du sourire d'une fillette engloutie par
le chaos de la révolution. Il a même été élargi, d'un coup, à tout Paris, dont
Murphy a finalement admis que, après vingt ans, c'était "SA ville" : la "City of
Light"
qui a fini par remplacer la "City of Night" dans le refrain de L.A.
Woman (grande version électrique ce soir, plus tendue et plus sombre qu'à
l'habitude...).
Mais Elliott nous a aussi
fait des cadeaux à nous, et nous avons été gâtés ce soir : d'abord par une set
list globalement parfaite, dépouillée des morceaux plus anecdotiques extraits
des derniers albums qu'il se sent d'habitude forcé de jouer, promotion oblige.
Non, ce soir, pour les 60 ans ("60 is the new 40", et c'est une bonne nouvelle,
non ?) de Murphy, il n'y a que du bon, que dis-je ? de l'excellent, de Last
of the Rock Stars à Green River, de Sonny (le rituel du
battement des ailes d'oiseau dans le public) à You Never Know What You're In
For. Ensuite, en gardant un niveau d'énergie élevé, étonnant même, tout au
long des trois heures d'un set qui fut le plus rock, le plus électrique de
Murphy de récente mémoire (Elliott lui-même semblait rayonner d'une énergie
joyeuse ce soir, et nous pouvions un instant imaginer que cette énergie venait
de nous, de notre amour). Enfin, en rejouant quelques chansons exceptionnelles,
un peu oubliées ces dernières années, mais qui ressurgissaient pour nous
redonner notre jeunesse passée mais éternelle, comme de vieilles maîtresses dont
on serait toujours secrètement amoureux : j'ai cité Hollywood ou
Anastasia, mais il y eut aussi A Change Will Come,
Eurotour, et quelques autres. On aurait aimé entendre Isadora's
Dancers ou Lost Generation ou Just a Story From America,
mais il aurait fallu quatre heures ou plus, et à minuit cinq, nos vieilles
jambes commençaient à flancher.
Je n'ai pas beaucoup parlé de moi (ce n'était pas mon anniversaire, après tout !), je me contenterai de dire que mon cœur s'est à nouveau serré sur Diamond By Yards, qui reste l'une des cinq chansons qui ont défini ma vision du monde quand j'avais dix-huit ans et que j'étais amoureux pour la première fois ("As I lay down with my lady / The sounds of the night keep us warm /... Midnight I surrender / I live beneath your ancient spell / You've been my lover since I can't remember / You save my life with the stories you tell"), que je me suis laissé emporter par la pluie rédemptrice de Let It Rain, ce grand moment d'inspiration, d'élévation, et qu'au final, je me suis dit que ça aura été ce soir plus que l'anniversaire d'Elliott : une célébration intense, à la fois douloureuse et gaie, de toute la beauté d'une vie, l'occasion unique de se remémorer de tout l'amour qu'on peut donner et recevoir, pour peu que l'on n'oublie jamais de croire en les lumières de la nuit.
Une vie rock'n'roll rêvée, quoi !