D'abord, quand le copain Elvis Perkins rentre sur scène, je crois qu'il s'agit d'un roadie venu
tester une dernière fois la guitare, tant la grande silhouette voûtée, aux
cheveux longs et au chapeau bien bab enfoncé jusqu'aux yeux, qui s'approche du
micro, n'a plus rien à voir avec le jeune dandy déjanté style "Nouvelle
Angleterre" que j'ai pourtant déjà vu deux fois sur scène : il faut qu'il se
mette à chanter While You Were Sleeping, la superbe introduction de son
premier album, "Ash Wednesday", pour que je réalise qu'il ne s'agit pas d'une
plaisanterie. Les musiciens de In Dearland le rejoignent un à un : un
organiste-guitariste-tromboniste (euh, ça se dit ?), un contrebassiste et un
batteur, le seul qui ne me paraisse pas un géant depuis où je suis passé, en
contrebas. Tout de suite, l'élégance du groupe - pas vestimentaire, ils
ressemblent tous à de vieux hippies sur la route de retour de Woodstock, mais
musicale - est frappante : voici une musique jouée avec une sorte d'élasticité à
la fois rugueuse et virtuose qui me rappelle, dans un registre diffèrent, ce que
les Bad Seeds de Nick Cave avaient atteint à leur meilleure époque... ah, et
aussi un côté cinématographique, au sens où des images naissent peu à peu dans
votre tête en les écoutant... Elvis a bâti sa set list sur une alternance un peu
systématique de morceaux de ses deux albums, ceux plus traditionnellement folk
du premier, et ceux plus lyriques de "In Dearland", avec leurs poussées de
fièvre : cuivres bourgeonnant, ou grosse caisse frappée façon "le cirque défile
dans vos rues" par le batteur qui vient alors faire la fête sur le devant de la
scène... Au début, je suis conquis, puis peu à peu, il me semble que tout cela
manque d'âme : est-ce le sérieux papal des musiciens, qui peut passer pour une
sorte d'arrogance bien américaine ? Est-ce l'invariable position, vissé au
micro, d'un Elvis au rictus figé ? Les chansons sont belles - je pense plus
particulièrement au sublime Shampoo, ou à une version
dépouillée du
très "Tom-Waitsien" I'll be Arriving -, mais la voix d'Elvis avec son
(nouveau) phrasé détaché, précieux et alambiqué, déjà perceptible sur l'album,
me tape un peu sur les nerfs. Je constate que le public autour de moi, bien que
connaissant parfaitement toutes les chansons (nombreux sont ceux qui chantent en
choeur...), est lui aussi assez circonspect, loin en tout cas des manifestations
de délire auxquelles j'ai pu assister lors de mes deux premiers
concerts madrilènes (Cohen et Nouvelle Vague, pour ceux qui ont manqué ces
épisodes...) : ce n'est que lors des explosions "festives" qui dynamitent
occasionnellement les chansons tristes d'Elvis que les Madrilènes laissent
éclater leur allégresse.
Ce sont les deux chansons de leur nouvel EP (annoncé par Elvis)
qui vont changer la donne : voici deux morceaux du répertoire traditionnel US,
dont l'un (Mary, je crois) est un pur gospel, réarrangé de manière très
rock - comme nous l'avait promis de manière gourmande le batteur... - qui
tranchent nettement avec le répertoire du groupe, et qui vont enfin mettre le
feu aux poudres. Les musiciens paraissent enfin s'amuser, se détendre, sourire,
et, immédiatement, le concert semble acquérir l'âme qui lui manquait jusque là,
et les spectateurs s'amuser franchement. In Dearland fait monter sur scène pour
jouer avec eux des amis espagnols qui les ont aidés à mettre sur pied leur
tournée espagnole, qui se termine ce soir à Madrid, Elvis explique à quel point
le pays leur a plu, cite des nuits à Murcia, ou un ami de Grenada auquel il
dèdie une chanson dont il prétend avoir oublié comment la jouer. Le set se
conclut dans la joie générale par l'évident (de la musique festive standard mais
assez irrésistible) Doomsday, ou comment faire la fête en attendant
l'apocalypse. Elvis Perkins, qui n'a quitté son horrible chapeau pour montrer
son visage qu'à la toute fin de la soirée, a de justesse rattrapé un concert qui
avait peu à peu sombré dans l'indifférence...
Je sors dans la nuit fraîche (14 degrés) de la Calle Princesa avec quand même quelques doutes sur la capacité d'Elvis Perkins à parvenir à une vraie popularité, que son excellent "In Dearland" appelle pourtant. Il y a finalement chez ce garçon, vu de près, une sorte de crispation, de tension un peu sinistre, qu'on associe forcément à l'image de son père, auquel il ressemble finalement un peu, physiquement, et qui bride l'intensité de sa musique. A moins que le nouvel EP, qui paraît plus relâché d'après les deux titres qu'on a pu découvrir ce soir, ne change la donne. A suivre...
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