Pas de première partie ce soir, sans doute pour laisser à Yo La
Tengo toute latitude de jouer longtemps - enfin, on espère... 20 h 45,
les trois musiciens montent sur scène, et je me dis que je n'avais jamais
réalisé qu'il s'agissait d'un trio, tant leur musique est complexe. A quelque
mètres de moi, Ira Kaplan, le "leader", semble directement sorti de l'un des
films de Woody Allen sur ce Manhattan juif intello qu'il aime : plus new
yorkais, tu meurs ! Ira a derrière lui un impressionnant rack de guitares
acoustiques et électriques qu'un roadie a longuement et patiemment accordées, et
qui vont lui permettre à chaque chanson de changer de sonorité. A la batterie
(et au chant), sa femme, Georgia Hubley, frappant et caressant ses fûts dans la
directe ligne d'une Moe Tucker (en plus raffiné quand même), et c'est sans doute
elle que les années ont le plus marquée. A l'autre extrémité de la scène, un
géant chevelu, James McNew, qui tiendra basse, claviers et seconde guitare, et
chantera régulièrement lui aussi d'une voix touchante. Car l'une des
caractéristiques de Yo La Tengo, c'est cette alchimie entre trois voix (les
trois musiciens chantent alternativement sur les morceaux), tous les trois étant
néanmoins dans un registre disons "sensible et intime" pour faire court. La voix
d'Ira m'évoque celle d'un Bernard Sumner, par exemple, dans sa fausse
maladresse, tandis que celle de Georgia, très éthérée, est parfaite pour toutes
les romances shoegaze du groupe.
Le set démarre par un morceau très calme, Our Way To
Fall, accueilli par les acclamations d'un public complètement dévoué au
groupe, et qui connait visiblement parfaitement sa longue discographie. A ce
propos, je suis surpris de voir que La Riviera, à peu près de la taille de
l'Olympia à Paris, est quasi comble : Yo La Tengo (à cause de son nom espagnol
?) est beaucoup, mais beaucoup plus célèbre ici qu'en France ! Cette assez
longue introduction planante permet de se plonger doucement dans l'ambiance d'un
concert que l'on pressent complexe et... long. Et de fait, immédiatement après,
Ira s'empare d'une Stratocaster toute usée et se lance dans une hallucinante
épopée instrumentale et électrique de plus de quinze minutes (c'est And The
Glitter Is Gone, qui clôt "Popular Songs") : pendant ce long quart d'heure,
tandis que James et Georgia assurent une rythmique métronomique lourde et
immuable, Ira, littéralement plié en deux, tournant le dos au public pour être
face à son ampli, se concentrera pour tirer de sa Fender des cris de bête aux
abois, des bruits titanesques de plaques tectoniques en mouvement, toute une cacophonie très mécanique. Le concert est vraiment parti, et les
caractéristiques et limites en sont désormais claires : pas de communication
avec le public (premier sourire, fugace au bout de 30 minutes, premier mot,
"Thank You", après 45) ; concentration totale des trois musiciens, le visage
fermé, presque
hostile ; alternance de passages aériens acoustiques et de
bombardement sonique ; mélange de virtuosité technique et de primitivisme urbain
bien dans la ligne du travail du Velvet Underground. Un seul reproche : le son,
curieusement insuffisant pour une salle comme La Riviera où, d'ordinaire, on
joue très fort ! Ira et James iront d'ailleurs rapidement mettre les
potentiomètres de leurs amplis sur la position maximale, mais sans pouvoir
compenser une sono réglée beaucoup trop raisonnablement pour ce genre
d'expérience sonore. Car jamais, et ce sera là l'un de mes "reproches" à Yo La
Tengo, on ne quittera les zones "cérébrales" du plaisir pour plonger dans la
sensation physique pure, que leur forme musicale appelle pourtant : bref, Yo La Tengo, avec une musique a priori similaire, n'est pas My Bloody Valentine ou The
Jesus & Mary Chain. A la limite, je dirais que ce n'est pas "du rock" qui
est joué ce soir, dans le sens où l'excitation primaire fait clairement défaut,
ce serait plutôt "la musique classique du XXe siècle", sans prétention aucune :
une musique complexe, intelligente, toujours raffinée même lorsqu'elle passe par
ces longs tunnels bruitistes.
Yo La Tengo va donc jouer deux heures et quart, ce qui est
quand même bien (au final, rien de plus opposé au "show La Roux", bref, creux et
commercial d'hier soir !), avec deux rappels qui vont voir, de manière assez
étonnante (pour moi qui ne connaissais pas le groupe) les trois musiciens, et
Ira surtout, devenir d'un seul coup humains, souriants, voire bavards, comme si,
une fois le "corps" du concert terminé, on pouvait se laisser aller au plaisir
d'être ensemble, de jouer ce qui bon nous semble ! Je me dis que je tiens là la
clef du "problème" que j'ai eu avec ce set : trop de sérieux, pas assez de
plaisir immédiat. Le groupe aura interprété 8 extraits de "Popular Songs", dont
Nothing To Hide, mon morceau préféré, et pour moi le sommet de la
soirée, et cette délicieuse chanson décalée qu'est Periodically Double Or
Triple, avec Ira aux claviers qui semble (enfin !) s'amuser. Oui, au final,
Ira descendra prendre un bain de foule, ce qui assez surprenant, et puis nous
annoncera : "Cela fait maintenant 21 ans qu'on vient jouer à
Madrid, et notre meilleur souvenir, c'est en 2003 avec les Go-Betweens, alors on
va jouer une chanson des Go-Betweens pour finir", avant que le groupe ne se
lance dans une interprétation acoustique et gracieuse d'une chanson que je n'ai
pas reconnue, James McNew, de sa voix délicate, faisant une recréation
convaincante de l'univers tendre des G-B. Le second rappel comprendra
aussi un vrai morceau purement énervé (dont je ne connais pas le titre),
histoire de prouver que, dans autre monde, parallèle au nôtre, Yo La Tengo
aurait pu être un "groupe de rock".
Mais il aurait été alors un groupe ordinaire, non ?